Dernier vol

vendredi 29 novembre 2024
par  dvial
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isbn 2-9517237-0-9
éditions Key Largo 2001

Dernier vol

Marseille. 17 Février. 12h56.

« Aujourd’hui, un homme de quarante-sept ans a été arrêté à l’arrivée du vol AF 503 en provenance du Caire. Lors du passage à la douane on a découvert sur lui une liasse de 187 billets de cinq cents francs, tous faux après examen. »

A priori, rien d’extraordinaire ne transpire de ce fait divers, relaté dans le journal du matin. Le pauvre bougre a dû servir de couverture à ce colis fragile, sans doute devait-il remettre la liasse à un contact marseillais en échange d’une somme ridicule ou d’une promesse quelconque.Toujours est-il que le coupable sera inculpé pour mise en circulation de faux moyens de paiement puis jugé et écroué quelques mois au plus, s’il n’est pas récidiviste.
Un détail pourtant, éveilla ma curiosité. Mon attention fut attirée par un fait étrange : la liasse comptait 187 billets ; or il parait plus vraisemblable qu’à l’origine il y en avait deux cents. Deux cents faux billets de cinq cents francs font ensemble cent mille francs : une somme ronde et rondelette, cohérente. Je sais bien que le verdict est le même quelle que soit la somme introduite en fraude mais je ne peux m’empêcher de me demander ce que sont devenus les treize billets manquants. Je fais donc part de mon interrogation à mon collègue et nous envisagons de demander au principal intéressé qui croupissait déjà dans une cellule froide du service des douanes, ce qu’il en pense. L’interrogatoire dure moins d’une demi-heure. Il débute par les questions d’usage et l’homme arrêté se présente spontanément sous le nom d’Abdel Fatta, né le 23 juillet 1952 à Tours, de nationalité française et domicilié au Caire. Il avait étudié et travaillé en France pendant de longues années, maintenant ingénieur BTP il participait à des chantiers se trouvant parfois en France, parfois en Egypte.
Le prisonnier est moins loquace lorsque la discussion dérive sur la provenance et la destination des faux billets. Mais nous sentons qu’il serait prêt à livrer un nom ou une adresse pour alléger sa peine. Nous n’avons toutefois pas insisté car c’est au juge d’instruction de conclure un éventuel marché.
Pour le remettre dans de meilleures dispositions, mon collègue lui sert un café et s’inquiète de savoir s’il doit prévenir quelqu’un en Egypte : sa femme, sa famille. Il lui demande s’il est marié ou s’il y a une femme qui s’inquiète de son sort.
Alors, Abdel suspend son mouvement, se fige, se crispe et du regard ne fait plus que fixer le sol. De mon côté, obnubilé par mes réflexions je ne me suis aperçu de rien.
Au bout de quelques secondes, encouragé par le silence qui s’est installé je m’approche du prisonnier et je lui pose la question qui me brûle les lèvres.
"Tu nous expliques ce que tu as fait des treize billets ?"

Abdel ne répond pas. Le regard toujours braqué sur les dalles de la salle il semble ne plus percevoir notre présence.J’ai tout de même reposé ma question le souffle court, serrant les poings, puis je me suis mis à trembler et transpirer, une soudaine tension me faisait perdre mon sang froid. J’ai fini par exiger d’Abdel qu’il me dise ce qu’il avait fait de ces treize billets. « 6500 F, c’est une somme tout de même ! Qu’est-ce que tu en as fait ? »
Hurlai-je en secouant le malheureux qui se laissa faire sans rien dire, sans bouger, absent de la scène. Le jeune flic paniqué tenta de me ceinturer, mais deux fonctionnaires ont dû lui prêter main forte. Ce n’est qu’après qu’Abdel ait été reconduit en cellule que j’ai retrouvé mon calme. Revenant peu à peu de mon emportement je restais néanmoins convaincu que je ne pourrai plus jamais me soustraire à cette question simple et stupide. Je n’imagine même pas que l’on puisse y répondre. Je savais qu’une enquête serait inutile. Je savais aussi qu’Abdel ne dirait plus un mot. Je sentais là quelque chose de terrible et me considérais impliqué malgré moi dans cette histoire diabolique dont je ne connais ni les tenants ni les aboutissants, ni les acteurs ni les conteurs mais dont je détenais sans doute un secret. Le secret. Je savais que ces treize billets manquants constituent la clef d’une énigme.

Le Caire. 16 Février. 22h37.

« Attends, prenons plutôt par la charria el-Mansur.
- Pourquoi ?
- Il se méfie. Il m’a recommandé de passer par la coure.
- O.K. »

La voiture vire brusquement à droite, accélère et file vers la médina sans ralentir le pas. Les quelques rares passants doivent se coller aux murs pour éviter un choc.
« Voilà, si on nous suivait, il est semé. »
Après deux détours supplémentaires le chauffeur freine enfin, face à un immeuble à la façade fade.
« Je t’attends là. En cas de problème, je klaxonne deux petits coups brefs. »

Abdel descend sans répondre. Il entre dans le couloir envahi par des mômes qui cherchent la fraîcheur, il gravit deux étages et frappe selon un code convenu à une porte bleue. Là, une femme plutôt âgée lui ouvre et le conduit sans un mot dans une petite cuisine où l’attend Samir.
« Entre Abdel. Assieds-toi. Veux-tu du thé ? »
Sans attendre de réponse il frappe dans ses mains pour réclamer le thé.
« J’ai besoin de toi Abdel, tu le sais.
- ..
- Tu le sais n’est-ce pas ?
- Mais oui je le sais.
- Et toi tu as besoin de moi n’est-ce pas ?
- J’ai besoin d’argent, pas de toi.
- Mais c’est moi qui te donne l’argent, donc tu as besoin de moi. On fait une excellente équipe tous les deux. Et tu as le beau rôle. Tu voyages, tu vois du pays et tu as de quoi faire vivre ta famille. Pardon, tes familles. Tu n’est pas malheureux. Dis-moi Abdel, est-ce que tu es malheureux ?
- Non Samir, je ne suis pas malheureux. Et ma femme non plus et mes enfants non plus, et tout cela c’est grâce à toi. Je t’en suis reconnaissant. Je ne suis pas malheureux mais je ne veux plus entendre tes salades. D’ailleurs, c’est le dernier voyage que je fais. Je voulais te prévenir de trouver un autre pigeon. J’arrête.
- Tu arrêtes ?
- Oui, j’arrête. Peu importe ce qui arrivera, c’est mon dernier voyage.
- Et ta femme ? Je veux dire la française, tu la laisses tomber ? Tu renonces à ta double vie pour revenir sagement au Caire ? Tu ne pourras pas ... »
Samir réfléchit quelques secondes.
« A moins que ce soit l’inverse. Tu quittes l’Egypte. C’est peut-être bien ça. Tu veux aller vivre en France avecl’autre. Et qu’avez-vous prévu ? Le mariage, et puis une vie nouvelle : l’aventure ! Tu parles, avec déjà un enfant ça risque vite d’être la routine. Tu ne supporteras pas Abdel. Il te faut du changement. Avoue que c’est quand même bien ficelé notre truc : un boulot régulier pour faire vivre femme et enfants ici en Egypte, et un détour par chez Samir quand tu pars en voyage d’affaire pour arriver avec du bel argent bien frais qui fera vivre femme et enfant en France. Pas mal, et sans risque ! Tu ne pourras jamais te passer de moi Abdel. Tu as besoin de faire ...
- Ça suffit Samir, boucle-la ! Passe-moi le paquet et garde tes histoires ! »

Samir n’insiste pas. Il met la liasse dans la main d’Abdel et replonge dans la contemplation de son thé. Quelques instants plus tard Abdel retrouve son chauffeur.
« On va où maintenant ?
- A l’aéroport. »

L’heure qui suit est silencieuse. Abdel n’ouvre pas la bouche. Il regarde les rues, les trottoirs et les immeubles puis les bicoques et les terrains vagues. Son chauffeur joue son rôle de chauffeur prudent donc méfiant : un oeil dans le rétro et la crosse près du levier de vitesse. Tout ce théâtre met Abdel mal à l’aise. Il lui tarde que tout soit terminé. Une fois arrivés à l’aéroport, il descend rapidementdu véhicule et remercie son complice d’un signe de la main. Il palpe alors son veston pour sentir dans sa poche intérieure le billet à destination de Paris, en franchissant la porte vitrée sa mâchoire se crispe légèrement.
La foule serrée devant les panneaux d’affichage lui semble compacte et hostile, il décide de fuir le hall et disparaît dans les boutiques en attendant l’embarquement.

Abdel a l’air d’un cadre sérieux, quinquagénaire plutôt séduisant et bien habillé ; un homme à lunettes fines dont le corps robuste mais lourd garde les traces d’une vie rude. Ce costume un peu chic sur ce physique de forçat, paradoxalement, ne choque pas. On voit plutôt là le signe d’une réussite par le mérite. On imagine une entreprise familiale, beaucoup de travail, d’économies, de privations pour finalement, vers la cinquantaine parvenir à une situation qui permet de s’offrir un beau costume et de prendre l’avion.
Ou pas. Car alors, une annonce est faite au micro : le vol de nuit pour Paris est retardé. Sans plus de précisions la voix neutre indique en quatre langues que le décollage ne pourra s’effectuer avant deux ou trois heures. En attendant la compagnie met une ligne téléphonique à la disposition des voyageurs, pour prévenir les familles ou les amis en France d’un probable retard à l’arrivée.
« Sûrement pas les contacts » ironise Abdel mentalement.
Il n’a pas le temps de revenir au Caire pour avertir Samir, d’ailleurs, il n’a aucune envie de le revoir. Quant à celui qui l’attend il saura bien le retrouver : ce genre d’incident s’est déjà produit lors de précédents passages, toujours avec la même compagnie. A chaque fois, Abdel a avait préféré s’éclipser et remettre à plus tard. Mais cette fois-ci c’est différent : c’est la dernière.

« Excusez-moi, savez-vous si cela va être long ? demande-t-il au préposé posté à l’accueil.
- Je suis désolé, je suis incapable de vous répondre ; par contre, il y a là-bas sur la droite, un bar où vous pourrez patienter et vous restaurer. Je suppose que vous serez informé dès que l’avion sera en mesure de décoller. Vous pouvez aussi téléphoner ... »

Ou alors bavarder, bouquiner, fumer, somnoler, ... pense Abdel avant d’interrompre cette poésie commerciale. Il se contente d’un
« Je vous remercie beaucoup » pour marquer son agacement et s’enfuit vers le bar là-bas, sur la droite. Très vite, la salle s’emplit de passagers mécontents et bruyants. Des hommes d’affaires et des commerciaux pour la plupart, les familles ayant préféré camper dans le hall. De petits groupes se forment et tous s’indignent de ce retard incompréhensible en sirotant une bière ou en picorant une assiette anglaise. Abdel regarde, ironique et écoeuré, ces grands enfants jouer les mécontents tout en s’empiffrant aux frais de leurs sociétés respectives. Pour éviter une nausée son regard glisse et il remarque alors une femme, belle et distinguée qui comme lui, se tient un peu à l’écart. Elle lui sourit, puis sort un magazine de son sac pour s’évader de l’agitation ambiante. Trois touristes installés à la table d’à côté prennent Abdel à partie. Le plus vieux et aussi le plus gras lui demande s’il a des informations concernant l’affaire du retard. L’agression, aussi soudaine que la question est absurde le prend de court. Il reste un instant perplexe devant cette face rosée, adipeuse puis profitant du brouhaha il bafouille et se lève en s’excusant. Sa réaction l’agace mais toute cette agitation lui brouille les méninges : il supporte mal la foule et les contretemps.

« Votre attention s’il vous plaît. Les passagers du vol AF 503 à destination de Paris sont priés de se présenter porte B, je répète, les... »

Il s’agit bien de son vol mais il n’est pas question d’embarquement. Le bar se vide en tornade et Abdel suit, soucieux. La lectrice aux longs cils fait partie du voyage. Elle passe près et à nouveau elle lui sourit, ensemble sans un mot ils prennent place dans le flot des voyageurs. Devant la porte B ils trouvent un homme en sueur, mal à l’aise dans son costume de marchand d’évasion. Sans attendre que tout le monde soit là il explique que l’avion ne pourra pas décoller pour des raisons techniques. De ce fait, le vol est annulé. Bien sûr la compagnie est désolée. Elle propose le remboursement des billets ou une place sur le vol du matin, plus confortable. Bien qu’énoncée avec courtoisie la nouvelle se répand dans le hall comme une traînée de poudre, et provoque une saine colère chantée en arabe, en anglais, en français, en allemand. Très vite cependant deux groupes se distinguent : ceux qui exigent un remboursement immédiat et ceux qui désirent savoir où la compagnie compte les loger pour la nuit. C’est dans ce groupe plus restreint que se trouvent Abdel et la femme fatale. Avec une vingtaine d’autres passagers ils sont conduits dans les coulisses de l’aéroport, jusqu’à ce qui devait être le "Salon Classe Top VIP". En réalité il s’agit d’une salle d’attente assez grande avec de la moquette bleue remplie de fauteuils en faux cuir fauve. On leur fournit des couvertures douteuses et un plateau-repas froid leur est servi, accompagné d’une demi-bouteille de Bordeaux. Quatre passagers changent d’avis et préfèrent repartir aussitôt. Abdel a une seconde d’hésitation mais c’est son dernier voyage et il ne veut pas remettre à plus tard ses bonnes résolutions. Après tout, un peu de camping cela marque le coup. Bien sûr ce n’est pas non plus de très bonne augure : il multiplie les risques en augmentant le temps qu’il y passe. Mais il a pris une décision et pour une fois il compte s’y tenir.
Pour s’en persuader il est même prêt à croire que le lendemain les douaniers comme les hôtesses s’efforceront d’être aimables, pour faire oublier cette mésaventure.

Il reste donc et entame son repas. Il n’a pas vu la jeune femme, à ses côtés.
« Vous devez avoir quelque chose de très important à faire à Paris, lui dit-elle.
- En effet, ce n’est pas que j’apprécie les services de ce palace. Mais la réflexion est aussi valable pour les autres et notamment pour vous.
- Non, moi c’est différent. Je n’ai rien d’urgent à faire en France mais j’aimerais quitter l’Egypte au plus vite.
- Ah...Vous avez des ennuis ?
- Peut-être pas autant que vous... »

Abdel ne répond pas. Il lui fait un beau sourire et se présente sous un faux nom.
« Je m’appelle Antoine. Je suis dans l’automobile.
- Vraiment ? Et bien appelez-moi Isis, je suis dans les étoiles. »
Abdel reste perplexe.
Elle reprend.
« Vous savez, il n’y a pas que des hommes qui observent et étudient les étoiles. C’est un métier passionnant. Et vous, vous fabriquez des voitures ?
- Non, je les vends et cela n’a rien de passionnant. » La réponse, un peu brutale, jette un froid. Abdel continue de manger et la jeune femme qui ne semble pas vexée entreprend de s’installer pour la nuit. Elle s’enroule dans la couverture et s’allonge sur deux fauteuils rapprochés en banquette. Sous sa tête en guise d’oreiller elle a plié son manteau. Au bout d’un moment on n’entend plus dans la salle que quelques mots chuchotés et un ou deux ronflements satisfaits, qui se mêlent à la ventilation.

« Finalement, pense Abdel, je ne suis pas mécontent d’être resté. Demain je serai libre. »

Face à lui Isis, immobile, dort en apparence. Mais sous ses faux longs cils elle l’épie. Abdel, son verre à la main ne la voit pas. Il sirote son vin et tente de se détendre. Il est hors de question pour lui de s’endormir, on ne dort pas en public avec une liasse de faux billets sur soi. Alors il étend ses jambes et son regard glisse sur le corps d’Isis. Pourquoi doit-elle quitter l’Egypte ? Se peut-il qu’une si belle femme passe son temps dans les salles poussiéreuses des Instituts ?
Se sachant observée elle bouge à peine et incline la tête : ainsi, elle semble offrir sa nuque aux baisers et ses seins aux regards d’Abdel. Il se penche vers elle et murmure : « Isis, c’est votre vrai nom ? »

Elle ouvre alors les yeux, mime un réveil surpris et se redresse sur son siège avec élégance.
« Je ne vois pas pourquoi je serais plus honnête que vous, Antoine. Peut-être que je ne m’appelle pas Isis, peut-être que vous n’êtes pas dans l’automobile, peut-être que cet avion ne décollera jamais »

Abdel prend cela comme une douche froide. Croyant un instant être tombé sur une aventurière un rien romanesque qui se laisserait déshabiller pour passer le temps, il se sent tout à coup plus nu qu’un ver devant cette femme.

« Que voulez-vous dire ? bafouille-t-il d’abord. Jouons franc jeu voulez-vous, qu’est-ce que vous insinuez ? »
Isis, touchée, vient s’asseoir près de lui.
« Pas grand chose en réalité. Ce que je sais c’est que vous mentez, vous jouez un rôle. Certainement pour vous protéger mais vous jouez très mal. Je ne sais ni votre vrai nom ni votre véritable occupation mais je présume qu’elle comporte quelques risques. Et bientôt, vous serez dans le pétrin. »
Elle a avait dit cela d’un coup, d’une voix tranquille et sans émotion.
Abdel perd pied, nier semble impossible.
Il finit son verre et lui lance soudain un regard hostile. Ses yeux à elle reflètent une innocence, une candeur et un calme désarmant, inutile de l’impressionner elle n’a pas peur. D’ailleurs l’endroit ne se prête pas vraiment à une scène d’intimidation.
« Pourquoi désirez-vous quitter l’Egypte au plus vite, demande-t-il pour tenter de reprendre la main.
- Je n’ai plus rien à y faire.
- Et qu’allez vous faire à Paris ?
- Je ne suis plus très sûre d’y aller.... Enfin, ce n’est pas prudent.
- Qu’est-ce que vousvoulez dire ?
- Il vaut mieux que nous allions ailleurs.
- Comment ça "nous" ?
- Ecoutez, si vous prenez ce vol pour Paris vous serez pris. Je pense qu’il est préférable que nous choisissions une autre destination. Que pensez-vous de Rome ? Ou Amsterdam ? »

Abdel doit faire un effort surhumain pour contenir sa rage. Il respire fort, s’agite, se lève et parvient à se calmer et se rasseoir sans attirer l’attention des autres passagers, à moitié assoupis.
« Bon. Mettons les choses au clair. Vous êtes très futée vous avez percé mon
secret, commence-t-il en sifflant. En effet, je ne suis pas vendeur de voitures. Je travaille dans le bâtiment. Et comme vous le savez peut-être il n’est pas rare pour obtenir un marché de glisser une enveloppe à quelqu’un de bien placé. Je suis donc chargé de cette basse besogne et je dois même dire que je n’en suis pas fier. Mais c’est une chose courante de nos jours, vous comprenez ? Je dois me plier à cette loi pour que mon entreprise tourne, ce n’est pas si grave n’est-ce pas ? Et puis je ne peux absolument pas partir m’amuser avec vous. J’ai du travail, j’ai une famille et c’est mon dernier voyage ; après je reste tranquille, je ne trimballe plus d’enveloppes, je ne prends plus l’avion, c’est promis. Mais là il faut absolument que je termine ce que j’ai commencé, vous comprenez ? Je ne peux pas partir avec vous, c’est mon dernier voyage et ... »
Sa voixs’étrangle.
« Ce que je comprends, c’est que vous allez au devant de graves ennuis. Vous pouvez bien me raconter n’importe quoi je ne vous crois pas. Tout comme vous ne me croyez pas quand je vous dis qu’il vaut mieux que vous n’alliez pas à Paris. Vous serez pris. Si vous étiez un peu moins sot, vous accepteriez de partir ailleurs avec moi. Ce n’est pas l’argent qui vous fait défaut. Est-ce que je vous déplais ? Tout à l’heure, vous me convoitiez avec désir, est-ce que je me trompe ?
- Taisez-vous. Il ne s’agit pas de cela. Vous êtes ravissante, très belle, mais ... mais je dois faire ce voyage. »

Le silence se fait. Abdel n’ose pas se lever. Pourtant il aurait aimé marcher, pour réfléchir. Il peut toujours rentrer au Caire mais partir maintenant revient à fuir. Et puis de quoi est capable cette femme ? Elle pourrait le dénoncer, donner son signalement. Qui est-elle au juste ? Que sait-elle de lui ? Peut-être devrait-il la tuer. L’éliminer pour éliminer les risques.
Elle, s’est recroquevillée sur la banquette et ressemble à une gamine qui boude parce qu’on lui refuse une danse ou un caprice. Sans le regarder elle dit tout bas :
« Si tu ne m’emmènes pas à Londres avec toi, je te dénonce. »

Abdel qui n’a pas entendu s’approche et lui demande gentiment de répéter, ce qu’elle fait un ton plus haut. Ilse retient de la claquer et pour la faire taire il l’embrasse. Elle ne se défend pas et même presse le corps d’Abdel sur son sein. Celui-ci, les yeux embués et le souffle court la supplie de ne pas mettre sa menace à exécution. Alors elle le serre plus fort et lui caresse le front avec douceur.
« Il ne faut pas que tu ailles à Paris. Tu seras pris. Partons ensemble. Tu m’aimeras j’en suis sûre. N’est-ce pas que tu m’aimes déjà ? Dis, dis-le-moi que tu m’aimes un peu. »

Abdel se dégage doucement. Leur scène commence à intéresser d’autres passagers. Il adresse un vague sourire à l’assistance puis prenant Isis par le bras, il l’entraîne hors de la salle d’attente. Ils s’installent à une table du bar, fermé à cette heure. Abdel a retrouvé son sang froid. Pour lui, les choses à présent sont claires. Comme elle ne dit rien il s’excuse et part aux toilettes. Là il récupère l’enveloppe collée à son ventre, l’ouvre et en tire une pincée de billets. Il remet l’enveloppe en place, en profite pour pisser et puis il retourne s’asseoir près d’Isis.
« Je ne peux pas partir avec toi. Je dois faire ce voyage. Voilà un peu d’argent, il y a assez pour aller n’importe où en Europe. Laisse-moi partir, laisse-moi aller à Paris. »

Après un court instant il se lève, Isis est muette, perdue dans d’étranges pensées. Elle regarde par la baie vitrée le soleil se lever et c’est beau. Simple, calme, tranquille et beau.
Elle ne dit rien mais sourit avec tendresse, lasse, alors qu’il s’éloigne.

Abdel retrouve la salle en pleine activité. Chacun se sent un peu mal à l’aise de se réveiller en public. Les yeux bouffis, les reins cassés, les courageux clients sont pitoyables. Malgré tout un stewards frais et bien rasé arrive pour les prendre en charge. Il annonce d’emblée qu’ils disposent de quarante minutes environ pour se rendre présentables avant le départ. Abdel joue son rôle de passager fatigué et aigri. Il ne revoit pas Isis.
Elle ne se présente pas non plus porte C lors de l’embarquement. Il monte pourtant dans l’avion sans angoisse, sans question.
Pour lui, le plus important est de finir ce qui est commencé : faire ce voyage et se ranger, retrouver sa liberté, quitter femmes et enfants. Se faire discret, se reposer, faire retraite. Ne plus rien devoir à Samir, recommencer autre chose. Se dégager des contraintes, reprendre sa vie en main. Il lui tarde vraiment que tout cela soit terminé. Son corps s’écrase contre le fauteuil, le temps du décollage. Abdel n’aime pas ce moment. Puis l’avion se stabilise et alors, libéré de l’attraction terrestre l’engin défie les lois de la pesanteur et cela fascine Abdel.
Bientôt, lui aussi sera libre de toute entrave.

« Bientôt » répète-t-il tout bas en ouvrant le journal du matin.


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